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- Festival de Cannes 2024
Comme son héros, chirurgien dévoyé, le cinéaste découpe, modèle et réassemble, au risque de la transgression.
Le Monde
Temps de Lecture 4 min.
Un justaucorps couleur chair qui recouvre entièrement un corps féminin courbé au-dessus d'un coussin. Le tableau vivant qui ouvre La piel que habito est une espèce de programme. Une deuxième peau à la texture repoussante, aux coutures apparentes. Comment passer de cette enveloppe artificielle, qui porte la marque de l'industrie des hommes, à l'illusion de la nature, une peau aussi tiède et souple que celle d'une jeune femme ?
A cette question, le docteur Robert Ledgard (Antonio Banderas) a trouvé la réponse. Le personnage central du nouveau film de Pedro Almodovar est un savant, un génie, il est fou, comme les docteurs Frankenstein et Moreau. Et comme le réalisateur, pris ici d'une furie d'expérimentation, qui se lance dès les premiers plans de La piel que habito ("La peau que j'habite") dans une opération à haut risque - à la fois greffe et dissection. Celle-ci met en danger le film, remet en question la raison d'être du cinéma. Au bout du compte, les deux patients ressortent pleins d'une vie nouvelle.
Comme il aime à le faire depuis longtemps, Almodovar commence par désarticuler le temps. Dans ses derniers films (La Mauvaise Education, 2004, Volver, 2006, ou Etreintes brisées, 2009), les époques finissaient par s'emboîter pour ne plus former qu'un seul récit. La piel que habito ne parviendra pas à cette fluidité. Délibérément, les transitions sont à la fois brutales et prévisibles. La trajectoire du docteur Ledgard est très simple à tracer : il a perdu sa femme et sa fille. Son travail sur la chirurgie esthétique et la création d'une peau artificielle et son expérimentation sur un sujet humain cherchent à réparer ces dommages immenses.
On devine que le corps qui se cache sous le justaucorps n'est pas l'œuvre de la nature - malgré la grâce avec laquelle il prend des postures de yoga. On découvre, en une première série de retours en arrière, qu'il a été couvert de coutures. On voit qu'il faut pour l'habiter supporter bien des souffrances, qu'allègent un peu les boulettes d'opium que le docteur Ledgard offre à sa patiente.
Inspiré d'un roman de Thierry Jonquet (Mygale, Gallimard, 1999), La piel que habito aurait pu être un film d'horreur. Ou une histoire d'amour fou entre un créateur et sa créature. Pedro Almodovar joue avec ce genre, avec ce thème, pour les désamorcer à chaque fois. Citons un exemple (et vous passerez au paragraphe suivant si vous voulez préserver l'effet de surprise) : quand la proie du savant fou se réveille sur une table d'opération, elle demande, hurlante, angoissée, "Monstre, que m'avez-vous fait ?" et il est d'usage que le scientifique éclate d'un rire diabolique, à moins qu'il ne préfère le rictus maléfique. Ici, Antonio Banderas répond cliniquement, comme n'importe quel chirurgien : "Une vaginoplastie".
A Cannes, pendant la projection de presse, jeudi 19 mai, ces répliques qui brisent délibérément le cadre dramatique ont suscité de violents éclats de rire, entre commisération et stupéfaction. De toute évidence, la modification du comportement des spectateurs fait partie des objectifs de l'expérience.
L'important, cependant, est de parvenir à la beauté à travers la difformité. On a déjà parlé de la brusquerie du récit, des répliques qui désarçonnent. On peut aussi évoquer l'emploi que Pedro Almodovar fait d'Antonio Banderas. Les chemins du cinéaste et de l'acteur s'étaient séparés après Attache-moi (1990). Antonio Banderas était parti à Hollywood faire le justicier masqué et le danseur de tango. Sa beauté adolescente qui avait séduit Almodovar quand le jeune comédien avait à peine plus de 20 ans (Le Labyrinthe des passions, 1982) est devenue celle d'un séducteur un peu frelaté.
Banderas n'est pas plus vraisemblable en as du bistouri que Julia Roberts ne l'était en génie du droit constitutionnel dans L'Affaire pélican (1994), d'Alan J. Pakula. Pedro Almodovar en est conscient, qui demande à son acteur d'accomplir les rituels d'un personnage archétypique sans tenter de lui donner une vraisemblance sociale ou psychologique. Seuls comptent les gestes, les mimiques, réduits à leur état le plus élémentaire, exécutés avec élégance.
Entre cette domination absolue du travail de l'acteur par le metteur en scène et la figure du transsexuel réticent, il arrive qu'on se demande si La piel que habito n'est pas aussi un retour sur l'une des expériences les plus pénibles qu'ait connues Almodovar ces derniers temps, le tournage de La Mauvaise Education. Le metteur en scène a souvent raconté les tracas de sa collaboration avec l'acteur Gael Garcia Bernal, qui répugnait à s'engager dans son personnage de travesti. Dans le rôle du metteur en scène de la chair, le docteur Ledgard lui aurait rapidement réglé son compte.
Depuis trente ans, l'œuvre d'Almodovar est nourrie des mêmes éléments : personnages à l'identité sexuelle instable, confusion entre les liens du sang et ceux de la chair, passage de l'amour au crime. Depuis Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), le cinéaste avait tendu tous ses efforts vers la fusion harmonieuse de ces propositions souvent contradictoires, jusqu'à donner des films si doux à voir qu'on oubliait la violence des situations.
Avec La piel que habito, il les réarrange avec la brutalité punk des collages de ses débuts, qui ne se souciaient pas de surmonter l'incrédulité du spectateur, mais prétendaient au contraire l'exacerber. Ce qui ne veut pas dire que le film soit pénible à voir. Bien au contraire. La partition romantique d'Alberto Iglesias, l'image extraordinairement lumineuse de José Luis Alcaine servent la maîtrise du réalisateur, qui amène le spectateur à reconsidérer le film, non plus comme une histoire, mais comme un objet étrange et magnifique qu'il verrait pour la première fois, après que les bandages sont tombés.
Thomas Sotinel
Film espagnol de Pedro Almodovar avec Antonio Banderas, Elena Anaya, Marisa Paredes, Jan Cornet. (2 heures.)
tt1189073
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